Keith Porteous Wood est porte-parole de l’AILP et président de la National Secular Society (Royaume-Uni).Il revient sur de nombreux exemples de religieux qui ne semblent pas être soumis à la loi française pour ne pas avoir signalé des abus cléricaux présumés sur des mineurs, comme cela est exigé depuis 2000. Il affirme que des changements fondamentaux sont nécessaires pour que les victimes soient protégées.
En 2019, l’ancien cardinal le plus haut placé de France (Philippe Barbarin) a été condamné à six mois de prison, mais avec sursis, pour avoir omis de signaler des abus commis sur des scouts pendant des décennies au sein d’une troupe catholique dirigée par Bernard Preynat, aujourd’hui considéré comme probablement le pédophile le plus “prolifique” de France. Preynat n’a été que récemment défroqué en tant que prêtre.
Compte tenu du verdict de culpabilité, il y avait manifestement matière à répondre, mais les victimes de Preynat n’avaient pas réussi à persuader le procureur de la République de poursuivre le cardinal Barbarin et avaient dû se constituer parties civiles pour demander à la justice d’établir leur préjudice. L’opposition du procureur général s’est poursuivie lorsque la condamnation de Barbarin a fait l’objet d’un appel et une troisième fois, en avril 2021, lorsque l’affaire a atteint la plus haute juridiction française : la Cour de cassation. Saisie par les victimes, celle-ci avait à examiner en dernier ressort le seul volet civil de l’affaire Barbarin. Même sur ce terrain (dommages et intérêts), la souffrance des victimes n’a pas été entendue.
Par cette décision extraordinaire, apparemment à la suite d’un changement de jurisprudence inexpliqué de la Cour de cassation, le cardinal a échappé à sa responsabilité civile.
Plus de détails sur l’affaire sont présentés dans le blog publié conjointement avec celui-ci.
Le plus troublant, et à peine croyable dans un État qui s’enorgueillit de sa laïcité, est qu’en 2020, Preynat, bien qu’ayant reconnu les abus, a été autorisé sans explication à sortir libre du tribunal. Pourtant, un avocat a déclaré qu’il pensait que Preynat avait abusé de 3 000 à 4 000 victimes (bien que seules huit aient témoigné au procès). Sa ruse consistait à faire appel dès qu’il était condamné et, comme on pouvait s’y attendre, à retirer son appel après avoir été libéré (voir ici). Puis, à la grande fureur de ses victimes, il a échappé à ne serait-ce qu’un jour de prison en raison d’une prétendue mauvaise santé (voir ici).
Selon les documents de l’Église, les membres de l’Église ont “l‘obligation impérieuse de signaler [ces abus] à la justice civile (comme tout citoyen) et à la justice canonique”. (voir ici)
Pourtant, en 2017, le média en ligne Mediapart a accusé 25 évêques français nommés, issus de tout le pays, d’avoir omis pendant des décennies de divulguer ces abus. Les évêques n’ont pas nié ces accusations. Très peu de clercs ont signalé volontairement un clerc abuseur aux autorités (je n’en connais qu’un seul), du moins jusqu’à la débâcle de Barbarin.
Il est inconcevable que de nombreux clercs n’aient pas eu connaissance de ces abus tant ils ont été nombreux. Le très respecté président de la commission d’enquête CIASE vient de tripler son estimation à 10 000 victimes d’abus cléricaux en France. A mon avis, un multiple considérable de ce chiffre serait beaucoup plus plausible : à 10 000, un tiers du total est le fait du seul Preynat.
L’attitude indulgente des procureurs à l’égard des ecclésiastiques qui ne respectent pas l’obligation de signaler les abus sexuels présumés sur des mineurs est encore plus inquiétante. Aucun procureur n’a engagé de poursuites à la suite de l’exposé de Mediapart. Aucun clerc reconnu coupable n’a jamais purgé une peine de prison, ni même été condamné à une amende, comme le prévoit la loi. Les victimes sont trahies à chaque instant et ces manquements favorisent directement la poursuite des abus.
En 2018, André Fort, ancien évêque émérite d’Orléans, semblait se considérer au-dessus de la loi républicaine. Il a refusé de se rendre au tribunal et a été menacé d’un an d’emprisonnement pour défaut de comparution et pour sa “stratégie de fuite, d’étouffement et de mensonges“. Il devient alors seulement le deuxième évêque en France à être reconnu coupable de non-dénonciation d’abus sexuels commis par des prêtres.
Un article publié en avril 2021 dans La Croix, qui reflète normalement la politique de l’Église, soulève de manière alarmante la possibilité que les évêques envisagent de traiter les agressions sexuelles dans les tribunaux canoniques et d’abandonner complètement les tribunaux civils.
Les évêques français sont en train de créer un “tribunal pénal canonique interdiocésain” national apportant “une réponse ecclésiale aux délits d’agression sexuelle” ainsi qu’à l’annulation des mariages.
Dans une section intitulée “Retour historique”, des références nostalgiques sont faites à “l’Ancien Régime où les clercs étaient jugés uniquement par la justice ecclésiastique” et au fait que “le juge est l’évêque” : [étant] le principe de base de la justice ecclésiastique.” (Il est clair que cela concerne les délits d’agression sexuelle plutôt que l’annulation des mariages).
L’appel à l’Église est évident. La peine maximale de la justice ecclésiastique est la défroque, et il n’y a pas de casier judiciaire – et les juges comprendront les 25 évêques qui auraient omis de signaler les abus aux autorités civiles.
L’article de La Croix reconnaît que certains dans les milieux ecclésiastiques voient cette évolution avec inquiétude. “Une juge formatrice du tribunal de Lyon depuis plusieurs années, Bénédicte Draillard, ne cache pas son amertume : “Cette justice a 150 ans de retard : il n’y a pas de place pour les victimes et ce sont toujours des clercs qui jugent des clercs, c’est un bastion du cléricalisme”. Ses propos toucheront, je le soupçonne, la corde sensible des victimes d’abus, si impuissantes dans les procédures de justice ecclésiastique.
Organisation criminelle ?
Et cette année, dans le cadre des abus cléricaux, la responsable de l’association des moines et moniales, Véronique Margron (voir ici), dit avoir eu “l“impression qu’un certain nombre de diocèses étaient des organisations criminelles”. De même, l’ancien juge qui dirige la commission sur les abus a conclu que certains cas d’abus étaient proches de ressembler à “une entreprise criminelle”. (voir ici)
Aucune des deux chambres du Parlement français n’a pris au sérieux cette crise croissante. Combien de temps faudra-t-il encore pour qu’ils instituent, dans l’intérêt des victimes, une enquête dirigée par un juge sur les abus commis par des clercs, proposent des améliorations à la loi sur le signalement obligatoire des abus et décident comment exiger des tribunaux, des procureurs et des autres fonctionnaires impliqués dans la justice qu’ils soumettent les clercs à la loi sans ménagement ?
Keith Porteous Wood