Discours de David RAND (Canada)
Porte-parole AILP (Canada)
président, Libres penseurs athées (Montréal)

Le Canada n’est pas constitutionnellement laïque, bien que la laïcité soit une tendance assez populaire. La province de Québec a fait davantage de progrès vers la laïcité que le reste du Canada, et le soutien populaire pour la laïcité semble être à la hausse. Néanmoins, il reste beaucoup de chemin à faire, même au Québec, et les défis sont grands. Pour comprendre ces défis, il faut se pencher sur les aspects suivants.

  • L’héritage colonial : L’histoire du Canada d’abord dans le cadre de l’empire français et ensuite comme un ensemble de colonies britanniques, les origines britanniques de la Constitution canadienne, et la monarchie.
  • L’influence de la droite religieuse américaine : actuellement un facteur important à cause du gouvernement Conservateur du Premier Ministre Stephen Harper.
  • Le multiculturalisme : une forme d’essentialisme ethnique ayant la prétention d’être un correctif pour le racisme. Étroitement lié à la question des accommodements religieux.
  • Les tensions entre anglophones et francophones : Les « deux solitudes » canadiennes, c’est-à-dire les deux groupes linguistiques fondateurs, les francophones étant concentrés (mais pas exclusivement) au Québec.

L’héritage colonial

En 1534, lorsque Jacques Cartier a revendiqué pour le roi François Ier le territoire qui est devenu la Nouvelle-France, l’un des objectifs de son expédition était de convertir tous les peuples autochtones au christianisme. Plus de deux siècles plus tard, les Britanniques ont conquis la Nouvelle-France.

Encore un siècle plus tard, en 1867, un acte du parlement britannique — le British North America Act — a fédéré quatre colonies britanniques, les deux plus importantes étant le Québec et l’Ontario, constituant ainsi le Canada.

La Constitution canadienne actuelle est une version modifiée de cette loi, transférée en 1982 de Londres au Parlement canadien, avec plusieurs ajouts tels que la Charte des droits et libertés et une formule d’amendement, approuvées par toutes les provinces sauf le Québec. L’éducation est de compétence provinciale, mais l’article 93 entérine les privilèges accordés à l’époque aux écoles confessionnelles catholiques et protestantes. D’ailleurs, le gouvernement fédéral détient le pouvoir de faire appliquer ces privilèges. Pour éliminer ce vestige du sectarisme XIXième siècle, une province a la possibilité de négocier un amendement constitutionnel bilatéral avec le gouvernement fédéral.

Des 10 provinces du Canada, quatre étaient déjà exemptes de ces privilèges au moment de s’unir à la fédération et trois les ont éliminés depuis : le Manitoba en 1890, le Québec en 1997 et Terre-Neuve-et-Labrador en 1998. Ces privilèges persistent en Ontario, en Alberta et en Saskatchewan. En particulier, le système scolaire catholique de l’Ontario est subventionné à 100% des fonds publics.

La constitution de 1982 comprends une Charte des droits et libertés dont le préambule stipule que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit » Ceci est incompatible avec l’article 2 de la Charte qui, lui, garantit la liberté de conscience.

Le Canada est toujours une monarchie constitutionnelle, ayant le même monarque que la Grande-Bretagne. Cela signifie que le chef d’État du Canada n’est pas seulement un étranger, mais doit être un chrétien protestant ! Chez les Canadiens à l’extérieur du Québec, un grand nombre cultivent encore une loyauté irréfléchie à cet anachronisme.

L’influence de la droite religieuse américaine

Bien que la Constitution des États-Unis soit plus laïque que celle du Canada, sa population est plus croyante. L’influence du christianisme évangélique américain au Canada est importante. Bien sûr, cet aspect n’est pas entièrement importé du côté sud de la frontière, les deux pays partageant un patrimoine anglais commun duquel ce courant religieux découle.

Cette influence de la droite chrétienne est plus évidente ces dernières années à cause du gouvernement du Parti Conservateur de Stephen Harper, surtout depuis qu’il a obtenu le statut de gouvernement majoritaire en 2011. Le Parti Conservateur est le résultat de la prise de contrôle de l’ancien Parti progressiste-conservateur, plus centriste, par l’Alliance Canadienne, ce dernier parti étant décidément de droite.

Une manifestation inquiétante de l’orientation religieuse du gouvernement actuel canadien est son intention d’établir un Bureau de liberté religieuse, à l’instar de l’Office of International Religious Freedom du gouvernement américain. Ce Bureau s’annonçait déjà trop axé sur les religions occidentales, en particulier le christianisme. Puis, en mai 2012, dans un discours prononcé lors d’un dîner formel célébrant la liberté religieuse à Washington, DC, le ministre canadien des Affaires étrangères John Baird a déclaré tout bonnement : « Nous savons que la liberté de religion ne signifie pas être libéré de la religion. » Il est peu rassurant pour les défenseurs de la laïcité que la personne responsable du nouveau Bureau puisse renier si odieusement la liberté de conscience.

Le multiculturalisme

Le multiculturalisme renforce les différences identitaires entre les groupes ethniques et religieux. Il accorde à ces groupes certains « droits collectifs », souvent au détriment des droits individuels. Il favorise la tradition et la communauté au désavantage de la modernité et des droits fondamentaux de l’individu. Le multiculturalisme accrédite les chefs religieux traditionnels et est étroitement liée à l’accommodationnisme, la pratique d’octroyer des privilèges — incompatible avec les droits universels — sur la base de l’appartenance à une communauté religieuse ou ethnique.

Le multiculturalisme a été formalisé et élevé au niveau de politique légale par le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau en 1971. L’un des objectifs de Trudeau était de noyer le nationalisme québécois dans une mer de cultures multiples, remplaçant ainsi le préfixe « bi » par « multi » dans l’expression désormais obsolète « biculturalisme ».

Au Canada hors Québec, le multiculturalisme reste une vache sacrée, bien que certaines voix dissidentes commencent à se faire entendre. Le terme est souvent utilisé par opposition à l’intolérance ou même au racisme, comme si les critiques du multiculturalisme devaient nécessairement s’inspirer d’une xénophobie anti-immigrante. S’il s’agit de musulmans, des accusations d’« islamophobie » pleuvent sur ceux et celles qui osent remettre en cause le multiculturalisme. Mais en réalité, le multiculturalisme est lui-même un cousin proche du racisme — Djemila Benhabib l’appelle « multiracisme » — parce qu’il exagère l’importance de la communauté dans laquelle l’individuel est né, au détriment de son individualité.

Les tensions anglais-français

Les divisions entre les deux groupes linguistiques au Canada, et en particulier entre le Québec et le reste du Canada, demeurent un aspect important de la scène politique canadienne, avec des implications pour la laïcité. Le multiculturalisme est moins populaire au Québec, mais néanmoins influent. La laïcité est mieux comprise et plus valorisée au Québec, sans doute à cause de l’héritage français. Toutefois, de nombreux Québécois de langue française, y compris des non-croyants, maintiennent un sentiment de nostalgie et de fidélité à l’égard de l’Eglise catholique, comparable à la loyauté envers la monarchie dans le reste du Canada.

La gauche

La gauche politique canadienne, surtout à l’extérieur du Québec, est fortement acquise au multiculturalisme. C’était la néo-démocrate et ancien procureur-général Marion Boyd qui, en 2004 a proposé d’inclure la charia musulmane dans l’arbitrage du droit de la famille et des successions. Heureusement, une opposition importante, incluant même la Libre Pensée française, a réussi à convaincre le gouvernement de l’Ontario de rejeter cette proposition.

La gauche est tellement éprise du multiculturalisme qu’elle arrive parfois à se faire devancer par la droite ! À la fin de 2011, Jason Kenny, ministre fédéral de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, a adopté une politique interdisant le port de couvre-visage durant le serment de citoyenneté, un geste que la gauche multiculturelle n’aurait probablement jamais eu le courage de faire. On ne peut pas dire que Kenny est un partisan de la laïcité, mais dans ce cas particulier il en est devenu, comme par hasard, un défenseur.

Le système scolaire au Québec

En 1997, le Québec a éliminé son obligation constitutionnelle de maintenir des systèmes scolaires protestants et catholiques séparés. Une dizaine d’années plus tard, il a finalement mis un terme aux commissions scolaires religieuses et installé un système scolaire formellement laïque, avec des commissions scolaires linguistiques (c’est-à-dire françaises et anglaises) au lieu de religieuses.

Mais ce nouveau système laïque comprend, paradoxalement, un contenu religieux encore plus important que l’ancien système car, en septembre 2008, le ministère de l’Éducation a implanté un nouveau programme Éthique et culture religieuse (ECR), obligatoire à tous les niveaux primaires et secondaires (11 ans). Ce programme couvre quelques religions majeures, en particulier le christianisme, mais ignore presque complètement les athées et les autres incroyants. L’implication est que tout le monde a une religion, sans laquelle ils n’ont aucune identité culturelle. D’ailleurs, son titre implique que l’éthique appartient au domaine religieux, comme si la morale sans religion étaient impossible. Ce nouveau programme a été astucieusement promu par une forte faction religieuse, principalement catholique, qui reste ancrée au sein du Ministère de l’Éducation du Québec et qui a réussi à maintenir l’enseignement religieux dans un système soi-disant laïque.

En outre, les contribuables du Québec continuent à subventionner les écoles privées — dont beaucoup sont religieuses — à hauteur de 60%.

Le système scolaire de l’Ontario

En Ontario, l’injustice du financement public à 100% pour un système scolaire distinct consacré à un seul groupe religieux — le catholique — devient évidente et l’opinion publique est de plus en plus favorable à l’idée de mettre fin à ce système séparé. Les Nations Unies ont officiellement censuré le Canada à deux reprises — en 1999 et en 2005 — pour avoir violé le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en permettant un privilège accordé à un groupe religieux et refusé aux autres. Le coût du maintien de deux systèmes parallèles publics est également un enjeu majeur. Le système catholique a tenté d’interdire les associations d’étudiants gais, violant ainsi les droits fondamentaux, et cette pratique a amplifié l’opposition populaire au système séparé catholique.

Les Premières nations et le système des écoles résidentielles

Durant plus d’un siècle, un système scolaire résidentiel spécial financé par le ministère fédéral des Affaires indiennes et administré par des églises chrétiennes (catholique, anglicane et autres) était en place, se terminant enfin en 1996. Un grand nombre d’enfants des Premières nations, des Métis et des Inuits ont été séparés de leurs parents et forcés de fréquenter ces écoles où leurs langues maternelles étaient interdites et ils étaient souvent l’objet de violences physiques et sexuelles. En 2008, le gouvernement du Canada a prononcé des excuses officielles. Une commission d’enquête a été créée et ses audiences sont actuellement en cours.

La prière aux conseils municipaux

De nombreuses municipalités à travers le Canada, incluant le Québec, continuent à imposer une prière religieuse au début de chaque séance du conseil. Au Québec, le Mouvement laïque québécois (MLQ : www.mlq.qc.ca) a enregistré plusieurs victoires dans ses efforts pour faire retirer ces prières publiques. Le cas le plus récent concerne la ville de Saguenay, dont le maire est un intégriste catholique irréductible qui refuse d’accepter les décisions contre la prière par un tribunal des droits de la personne et par une cour inférieure. L’affaire sera entendue par la Cour d’appel du Québec à la fin-novembre.

Une charte de la laïcité pour le Québec ?

Des élections provinciales au Québec ont eu lieu récemment (4 septembre) et le Parti québécois (PQ) dirigé par Pauline Marois a remporté la victoire, mais seulement une pluralité de sièges à l’Assemblée nationale, formant ainsi un gouvernement minoritaire. Pendant la campagne, le PQ a promis l’adoption d’une Charte de la laïcité qui interdirait les symboles religieux ostentatoires portés par les fonctionnaires en service. Cependant, Marois a également indiqué que le port d’un petit crucifix visible par les fonctionnaires en service serait acceptable.

Un autre parti politique, Québec solidaire (QS), prône comme le PQ l’indépendance du Québec, mais est plus à gauche. QS a remporté seulement 2 des 125 sièges, mais toutefois semble avoir le vent dans les voiles. QS maintiendrait le droit des fonctionnaires de porter le voile islamique. Ceci est conforme à la décision prise en 2009 par la Fédération des Femmes du Québec (FFQ) de s’opposer à toute restriction sur les fonctionnaires qui portent le voile, une décision qui a créé l’indignation générale chez les partisans des droits des femmes. La position de QS et de la FFQ s’inscrit dans la tendance dite « laïcité ouverte » qui implique un abandon de la laïcité des institutions publiques en ouvrant celles-ci à l’ingérence des religions.

Un grand crucifix est bien visible au-dessus du fauteuil du président de la chambre législative de l’Assemblée nationale du Québec. Cette violation flagrante de la laïcité date de l’année 1936 lorsque le gouvernement Duplessis de l’époque l’a installé pour symboliser son alliance avec l’Église catholique. En 2007, tous les partis, y compris le PQ ont voté le maintien de ce crucifix.

Ainsi, la position du PQ est incohérente : il prétend vouloir une Charte de la laïcité, mais tolérerait certains symboles chrétiens. QS est également incohérent, prétendant soutenir la laïcité, mais permettant aux fonctionnaires en service le port du voile islamique. C’est comme si le PQ prônait la laïcité pour tous sauf les chrétiens, tandis que le QS la favorise pour tous sauf les musulmans.

Auteure bien connue et critique de l’islamisme Djemila Benhabib a été candidate (non élue) pour le PQ dans la circonscription de Trois-Rivières. Benhabib, une partisane indéfectible de la laïcité, est lauréate du Prix international de la laïcité 2012 accordé par le Comité Laïcité République (France). Elle s’est distinguée de la position de son parti pendant la campagne en s’opposant au maintien du crucifix.

Quoiqu’il en soit, vu le statut minoritaire du gouvernement péquiste et le peu de soutien de la part des partis d’opposition, il est peu probable que le PQ puisse réussir à faire adopter une Charte.

Bien que les partisans de la laïcité au Québec soient parfois accusés de « xénophobie », en réalité ce sont les adversaires de la laïcité qui auraient plutôt cette tendance. Au cours de la dernière campagne électorale, le maire de Saguenay (voir plus haut) s’en est pris aux étrangers aux noms imprononçables qui oseraient dicter les règles pour les Québécois comme lui. Il faisait allusion à Djemila Benhabib.

Conclusion

Pour terminer, je voudrais souligner que les adversaires de la laïcité utilisent régulièrement la crainte populaire de l’athéisme — un préjugé répandu et ancien, l’atheophobie — dans le but d’alarmer le public à l’idée d’un Etat qui n’a aucun fondement religieux. Il faut bien sûr rappeler à tous que les croyants ne seraient évidemment pas exclus d’un tel État. Toutefois, cela ne suffit pas. Nous avons le devoir d’aborder directement et franchement la question de l’atheophobie en la dénonçant comme préjugé odieux et sans fondement. La religion n’est pas l’arbitre de la morale. Nous devons insister que la liberté de religion est irréalisable sans le droit de se libérer de la religion. Toute personne qui prétend promouvoir la première tout en reniant le second fait une sottise et est probablement malhonnête.