Bonjour à tous. Je suis Roger Lepeix, de la Fédération Nationale de la Libre Pensée française, où je m’occupe de l’organisation générale en tant que Secrétaire Administratif national. Je suis aussi membre du Conseil International de l’AILP (Association Internationale de la Libre Pensée) et trésorier de l’IHEU (International Humanist and Ethical Union).
Je connais un peu le Liban, puisque j’y ai enseigné deux ans entre 1969 et 1971, au Centre d’Etudes Mathématiques, route de Damas, près du Musée. J’y suis revenu en 1998 et 2010. C’est lors de ce dernier voyage que j’ai discuté avec mon ami Georges Saad et quelques autres, sur l’intérêt d’un colloque public sur les problèmes de société, donc de la laïcité.
Il y a une aspiration dans ce pays, comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres, à la laïcité institutionnelle, par l’instauration d’une vraie société civile, basée sur l’égalité des droits pour tous. La Libre Pensée, en France comme à l’échelle internationale, a une longue expérience sur ces questions. Vous savez qu’en France une loi votée en 1905 a séparé les Églises de l’État. Il nous a donc semblé naturel de venir vous informer de cette avancée historique parfois remise en cause, même si la voie libanaise vers la séparation des Églises et de l’État sera par définition différente. Nous ne venons pas ici en donneurs de leçons, ou en post-colonialistes, mais pour vous aider à dégager votre propre voie.
En France, le vote de la loi de 1905 ne s’est pas fait facilement, mais grâce à une large campagne internationale qui s’est appuyée sur des organisations fortes et bien implantées, qui ont mené cette bataille.
La volonté d’instaurer la laïcité, qui se manifeste au Liban de temps en temps, si elle est réelle, ne s’appuie pas encore sur de telles organisations solides et puissantes, sur les plans nationaux et internationaux. Cette question est très importante, et c’est cet angle que je voudrais aborder ici.
D’abord, je voudrais dire que ce travail de construction d’organisations solides capables de se battre pour la laïcité ici au Liban est d’abord l’affaire des libanais eux-mêmes. C’est le sens de ce colloque, qui réunit des participants très divers, et qui devrait à mon sens déboucher sur la constitution d’un regroupement pour mener au Liban la bataille pour la laïcité. Il n’y a pas et il n’y aura pas de recettes. Vous aurez à élaborer une stratégie, à tenir compte des forces en présence, à vous appuyer sur certaines d’entre elles, à vous méfier de certaines autres. C’est votre combat, et nous sommes là pour vous aider à le mener, pas pour le mener à votre place.
Mais pour cela il vous faudra tenir compte de l’histoire, des batailles passées, gagnées ou perdues, pour profiter de l’expérience des uns et des autres, et éviter si possible de refaire des erreurs déjà bien connues. Sur ce point, les libres penseurs français et ceux de l’AILP peuvent vous apporter des informations et vous aider à mieux connaitre le paysage international.
Rappelons quelques définitions : Tout d’abord la différence importante entre la laïcité et l’athéisme :
- La laïcité est un principe constitutionnel, qui par la séparation des Églises et de l’État interdit toute religion ou idéologie officielle et donc permet la liberté de conscience et l’égalité des droits des citoyens. C’est une revendication ou un acquis collectif, l’aspect individuel étant l’accord ou non de chacun pour défendre ou réclamer cet acquis institutionnel.
- L’athéisme, au contraire, est avant tout une opinion individuelle, celle qu’il n’existe pas de dieux pour nous surveiller et régir nos vies.
Peut-on combiner les deux ?
- Au niveau individuel : pas de problème : on peut être athée et réclamer la séparation des Églises et de l’État. La défense de la laïcité et de l’athéisme est tout à fait possible ; nous sommes sans doute un certain nombre dans cette salle à en être la preuve.
- Au niveau institutionnel, ce n’est pas possible. Un État ne peut pas être à la fois laïque et athée. S’il est athée, il a de fait une idéologie officielle, ce qui est contraire à la laïcité. Et de plus l’existence d’une idéologie officielle entraine toujours l’inégalité des droits des citoyens.
- Le danger principal ici est de voir les laïques s’organiser dans une communauté particulière, parallèlement aux religions. Cela existe dans de nombreux pays, et c’est un obstacle supplémentaire dans la bataille pour la laïcité. Non seulement on renforce le système communautariste par l’adjonction d’une communauté supplémentaire, mais de fait on détourne de la bataille pour la laïcité les athées communautarisés.
Je vous conseille vivement de discuter à fond de ces questions, afin d’éviter de créer vous-même des obstacles dans votre combat pour la laïcité.
Un autre point qu’il vous faut clarifier, est de définir ce qu’est une organisation laïque. Est-ce une organisation non religieuse ? Ou est-ce une organisation qui se bat pour la laïcité ? Ce n’est pas la même chose. Une organisation non religieuse peut avoir n’importe quel objectif, comme organiser des compétitions sportives ou des concerts, ou des voyages. Si elle n’a pas une politique de défense de la laïcité, elle peut volontairement ou non favoriser le communautarisme. C’est vrai en particulier des organisations athées, comme je viens de le dire.
Encore un point fondamental préalable à la défense de la laïcité : la défense de la liberté de conscience et d’expression. On ne peut défendre la laïcité sans défendre en même temps le droit d’expression pour tous, donc y compris pour ceux dont on ne partage pas les idées. C’est un point fondamental, qui ne va pas toujours de soi. Les plus grands démocrates ont parfois tendance à vouloir empêcher de s’exprimer ceux qu’ils jugent dangereux pour la démocratie. Or ce n’est jamais en limitant le droit d’expression qu’on défend la démocratie. La liberté d’expression pour tous, dans le respect de l’ordre public, c’est-à-dire sans agression des personnes, est une condition de la défense de la laïcité, base de l’égalité des droits.
Ces rappels et définitions étant posés, quel est le paysage associatif laïque actuel à l’échelle international ?
Je ne mentionnerai que pour mémoire l’inclusion de la défense de la laïcité dans les programmes de certains syndicats et partis politiques. Au plan international, ce ne sont pas (ou plus) des acteurs de premier plan dans les questions qui nous occupent aujourd’hui, même si au plan national la situation est assez variée. Concernant le Liban, vous en savez plus que moi sur ce point.
La Libre Pensée a été et recommence à être un acteur incontournable dans les campagnes pour la séparation des Églises et de l’État. Organisée en Association Internationale dès 1880, la Libre Pensée, a été l’acteur principal dans l’adoption de la loi française de séparation du 9 décembre 1905, puisque le Président de la commission parlementaire et le rapporteur de la loi étaient deux dirigeants de la Libre Pensée. Cette bataille s’est appuyée sur les très importants congrès internationaux de la Libre Pensée qui se sont tenus en 1904 à Rome et 1905 à Paris. Ces congrès mondiaux ont rassemblé des milliers de délégués, de tous les continents.
L’organisation internationale des libres penseurs a malheureusement beaucoup souffert au 20e siècle, notamment pendant les deux guerres mondiales. Ce n’est que récemment, le 10 Août 2011 qu’a été refondée à Oslo une Association Internationale de la Libre Pensée, sur la base des travaux du Comité International de Liaison des Athées et Libres Penseurs, fondé en 2005 à Paris. L’AILP a élu à Oslo 6 porte-parole, dont David Rand et Christian Eyschen, et un Comité International, dont font partie Georges Saad et moi-même. L’AILP co-organise ce colloque, dans le cadre de sa campagne pour la séparation des Églises et des États partout dans le monde. L’AILP a aussi lancé deux autres campagnes internationales : une contre le financement public des religions et l’autre pour dénoncer les perversions des prêtres et autres clercs, perversions dont vous avez sans doute entendu parler. Par ailleurs, l’AILP prépare un Congrès des Amériques, qui pourra sans doute se tenir avant la fin de l’année.
Une autre organisation laïque internationale importante est l’IHEU (International Humanist and Ethical Union), fondée en 1952 à Amsterdam, et dont je suis membre du Comité Exécutif comme Trésorier. L’IHEU rassemblé une centaine d’organisations de 40 pays. Les principales organisations de l’AILP sont membres de l’IHEU, qui regroupe en fait plus largement des organisations humanistes, sceptiques, athées, rationalistes, etc… C’est une organisation très ouverte (umbrella en anglais) qui défend les Droits de l’Homme, le rationalisme, et la liberté d’expression. Elle organise un congrès mondial tous les 3 ans et c’est lors de son congrès de Paris de 2005, organisé par la Libre Pensée française, qu’a été votée à l’unanimité une résolution réclamant la séparation des Églises et de l’État partout dans le monde. Pour autant, les organisations qui se rassemblent dans l’IHEU n’ont pas toutes la position ferme des libres penseurs sur la question de la défense de la laïcité.
Il y a un accord, pour l’instant plutôt tacite, entre l’AILP et l’IHEU pour essayer de coopérer, et pour au moins réunir leurs instances de manière coordonnée.
Depuis quelques mois, une nouvelle organisation est apparue, AAI, Atheist Alliance International. Elle fait suite au développement de l’athéisme organisé aux États-Unis, qui a pris la forme de l’organisation American Atheists. Une dissidence a formé Atheist Alliance, qui a ensuite pris des contacts principalement en Europe. Les organisations non américaines se sont rassemblées dans AAI en Juin dernier à Dublin. En fait cette organisation, dont Atheist Alliance America est aussi formellement membre, est plutôt un Comité de liaison, qui travaille principalement par internet, et qui organise chaque année un rassemblement régional. Il a eu lieu cette année à Melbourne, Australie, d’où est originaire la présidente Tanya Smith. Des relations existent avec l’IHEU, mais aussi avec l’AILP. Je suis intervenu en Juin à la réunion de Dublin au nom de l’AILP pour proposer une coopération, et Tanya Smith était à Oslo en Août pour le congrès de lancement de l’AILP. Nous espérons que cette coopération sera fructueuse. Au cours d’un déjeuner avec Tanya Smith à Paris il y a quelques mois nous avions constaté des convergences importantes entre nos organisations.
Je me limiterai à ces 3 regroupements internationaux. Il en existe d’autres, y compris au plan international, mais ils ont des activités plus ciblées : vente de livres et d’ouvrages, coopération universitaire, etc.. et donc ne relèvent pas directement ou complètement du combat mondial pour la laïcité.
Pour conclure, je voudrais revenir sur les formes d’organisation qui permettent un travail effectif en direction de la laïcité. D’abord la dimension internationale est fondamentale, puisque c’est à ce niveau que les batailles se mènent, même si sa forme est nationale. Il faut des organisations nationales reliées internationalement, les deux aspects sont complémentaires. Ensuite il faut construire, progressivement, des organisations qui soient indépendantes, c’est-à-dire qui peuvent décider elles-mêmes ce qu’elles souhaitent faire. Comme dit un proverbe brésilien : c’est celui qui paie l’orchestre qui choisit la musique. Attention aux organisations qui dépendent d’une Université, ou qui privilégient trop internet. Internet est un outil très utile pour les organisations, et il faut l’utiliser largement. Mais attention à ne pas en être dépendants pour le fonctionnement et l’expression des organisations. Dans une période de crise, il est facile de couper internet. Seules auront un impact réel les organisations qui auront pu constituer un appareil indépendant : structures de décision, réunions régulières, supports papier pour la propagande, les communiqués, les informations, les invitations, l’autonomie financière etc.
Je ne peux donc que suggérer à vous tous ici, si vous souhaitez voir la laïcité progresser au Liban, de vous organiser en ce sens. Le colloque d’aujourd’hui, s’il permet un échange entre des positions voisines, voire différentes, aura été un succès s’il permet de créer un regroupement, un comité de liaison, ou tout ce que vous voudrez, qui pourra ensuite organiser et coordonner la bataille pour la laïcité au Liban. Nous sommes prêts à vous aider. Pour cela il faut à la fois que vous décidiez d’instituer cette structure pour la défense de la laïcité ici au Liban, et aussi que cette structure, quelle que soit la forme que vous lui donnerez, soit reliée aux organisations internationales existantes qui mènent le même combat. C’est pour cela que j’ai voulu vous présenter ces organisations internationales.
Je vous remercie.