Porte-parole AILP ; Président, Libres penseurs athées (Montréal)

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Introduction

Bonjour. On m’a proposé de vous parler des rapports entre athéisme et laïcité, un sujet que je trouve très important afin de bien orienter nos débats et nos actions dans le but de promouvoir la laïcité dans tous les pays du monde.

D’abord, je dois vous dire que je vous parle en tant que militant laïque et athée, surtout dans le contexte canadien. Je n’ai aucune formation en droit. Je n’ai aucune formation professionnelle en philosophie non plus. Mais pour bien militer dans ce domaine il faut au moins être un amateur de la philosophie, ce que je suis inévitablement.

Qu’est-ce que la laïcité ?

Établir une définition précise de la laïcité n’est pas nécessairement chose facile. Débutons par cet énoncé : la laïcité est l’indépendance des institutions d’un État par rapport aux religions, donc un programme politique basé sur le principe d’une stricte séparation entre le pouvoir politique et administratif de l’État et le pouvoir religieux. L’État laïque ne s’appuie sur aucune religion officielle, ni ne reconnaît aucune autorité divine, la politique y étant une affaire humaine et seulement humaine. Toute ingérence des religions dans les institutions d’État est exclue, et toute ingérence de l’État dans les affaires internes des institutions religieuses est également exclue.

Deux conceptions de la laïcité

À partir de cet énoncé, je vous propose deux conceptions possibles de la laïcité :

Première conception : La laïcité se base sur des principes universels. L’État laïque demeure totalement neutre face aux divers choix métaphysiques de ses citoyens et citoyennes. Les croyances et convictions qui ont rapport à la religion (religions proprement dites, croyances sectaires, déisme, théisme, athéisme, agnosticisme, humanisme, spiritualités, etc.) ne sont que des opinions privées.

Deuxième conception : La laïcité se base sur des principes universels compatibles avec la science et indépendants de toute notion du surnaturel. L’État laïque vise l’intérêt général de l’ensemble de ses citoyens et citoyennes sans distinction de croyance ou incroyance. Il vise aussi à maximiser leur liberté, en particulier leur liberté de conscience – qui comprend la liberté de religion et d’irréligion –, en faisant une séparation complète entre religions et État.

Ces deux conceptions sont assez compatibles, de prime abord du moins. Les deux sont résolument anticléricale, c’est-à-dire, contre le pouvoir des religions organisées. Mais chacune souligne des aspects particuliers de la laïcité, et les deux approches peuvent avoir des conséquences quelque peu divergentes, ce que nous verrons tout à l’heure.

Deux sphères : publique et privée

On reconnaît ici le principe bien connu des deux sphères : la publique et la privée, la laïcité excluant la pratique religieuse de la sphère publique, la renvoyant à la sphère privée. Mais en même temps, selon le philosophe français Henri Peña-Ruiz, la laïcité permet « la libre expression de chaque option spirituelle dans l’espace public, mais non pas son emprise sur lui. » Comment résoudre ce paradoxe ?

Trois sphères : État, publique, privée

Je crois qu’il faudrait nuancer ce modèle en parlant de trois sphères plutôt que deux, suivant les idées du philosophe américain Austin Dacey. Dans le modèle Dacey, la sphère publique est divisée en deux parties : les institutions d’État desquelles l’influence religieuse doit être exclue, et la sphère publique en dehors de l’État, où le libre débat est non seulement permis mais nécessaire afin que les idées et idéologies concurrentes – en particulier les différentes visions métaphysiques ainsi que les divers systèmes de morale qui en découlent – puissent se confronter et se mesurer.

Séparer quoi de quoi ?

Séparer la religion de l’État

  • surtout entre les institutions religieuses et les institutions d’État

Séparer la religion de la morale et de l’éthique

  • puisque la moral religieuse est arbitraire (à voir tout à l’heure)
  • rejeter le mythe de l’incroyant immoral ou amoral, car la morale n’est pas que religieuse
  • ne pas criminaliser l’immoralité, car la morale est une affaire personnelle et privée dans la plupart des cas (mais pas tous). L’État laïque ne criminalise que dans des cas extrêmes (violence, meurtre, vol, etc.) ou dans des circonstances formelles – par exemple, le parjure.

Séparer la croyance du croyant

  • distinguer bien les croyances des gens qui y adhèrent, c’est-à-dire bien distinguer l’individu de « sa » communauté religieuse, reconnaître d’abord et avant tout l’individu et ses droits

Le fonctionnement de l’État laïque

L’État laïque doit se montrer neutre face aux citoyens dans les services qu’il fournit au public. Par exemple, l’école publique et les services de santé publics doivent être neutres face aux clients de ces services. Cette neutralité se manifeste entre autre dans le fait que l’État ignore généralement les appartenances religieuses ou autres que les clients peuvent avoir.

Mais l’État laïque ne doit pas demeurer neutre quant au fonctionnement de ses institutions. En effet, il doit écarter toute hypothèse surnaturelle ou pseudoscientifique et tout dogme religieux dans les prises de décision institutionnelles. Par exemple, les dogmes ne doivent pas être enseignés dans les écoles publiques comme s’il s’agissait de faits, et les soins médicaux doivent se baser sur de solides connaissances scientifiques.

Liberté de conscience

La liberté de conscience qui est un principe essentiel de la laïcité a les deux implications suivantes :

L’apostasie est un droit. En effet, la liberté de religion et d’irréligion impliquent nécessairement le droit d’abandonner une religion pour en adopter une autre, ou aucune. De toute façon, l’État laïque ne doit même pas tenir compte des appartenances religieuses des citoyens, sauf pour défendre leur liberté.

Les lois anti-blasphème sont inacceptables. En effet, pour que le libre débat soit possible, la critique les idées ne doit pas être réprimée. D’ailleurs, si l’on considère le blasphème comme une offense contre la divinité, il est alors impossible pour un athée de blasphémer, car la victime n’existe pas pour lui. Pour le croyant, cette question doit demeurer personnelle sans être appliquée à autrui, sans être codifiée dans les lois.

Morale religieuse

Pour bien comprendre l’importance d’écarter les religions des affaires de l’État, il est important de se pencher sur ce qui est, à mon sens, l’aspect le plus important de la religion, celui qui explique son emprise sur les esprits et les cœurs de tant d’humains. Ici, je considère surtout les religions théistes, celles comme le judaïsme, le christianisme et l’islam, qui se fondent sur l’existence révélée d’un « Dieu » créateur et personnel. Parler de morale théiste équivaut à parler de la volonté de ce « Dieu ». Le croyant, pour être une personne morale, doit respecter cette volonté, et il faut donc la connaître. Mais pour connaître la volonté de dieu, il faudrait passer par les trois étapes suivantes :

  1. établir l’existence de dieu ;
  2. établir que dieu possède une volonté ;
  3. établir un moyen de connaître cette volonté.

Or, chacune de ces trois étapes présente des difficultés insurmontables. D’abord, toutes les prétendues preuves de l’existence de dieu ont été réfutées, y compris celle de l’appel au dessein. Deuxièmement, les qualités de perfection, omniscience, omnipotence et éternité que l’on attribue normalement à un dieu théiste sont incompatibles avec le fait d’avoir une volonté, car vouloir implique le désir de changer une situation insatisfaisante ; comment un créateur parfait peut-il être insatisfait de sa création ? Et troisièmement, la révélation et les écrits dits « saints » ne constituent aucunement des moyen fiables de connaître cette volonté s’il y en avait une. Il s’ensuit que personne ne connaît la volonté de dieu et que toute prétention de parler au nom de « Dieu » n’est qu’illusion.

L’implication fatale de cette constatation est que la morale théiste est tout à fait arbitraire. On peut faire dire à dieu ce que l’on veut, et il n’y a aucun moyen de confirmer ou infirmer cette déclaration, ni de résoudre les incompatibilités entre les déclarations concurrentes. La volonté divine s’avère donc une mauvaise base sur laquelle fonder la législation et le fonctionnement d’un État. Ceux qui le font se livrent entièrement à la merci des autorités religieuses qui prétendent pouvoir révéler cette volonté.

Athéisme

L’athéisme, c’est surtout l’absence de théisme, l’absence de croyance en dieu(x). Par contre, définir l’athéisme comme le principe de l’inexistence de « Dieu » ou des dieux serait inutilement fort, car le fardeau de la preuve de l’existence de tels agents incombe aux croyants. L’athéisme n’est pas fidéiste : ce n’est que le résultat inéluctable de la méthode du scepticisme appliquée au théisme. Il suffit de ne pas accepter le théisme.

Par athéisme, j’entends généralement athéisme matérialiste impliquant le rejet du surnaturel. Cet usage du mot n’est pas exact à 100%, car il est possible de rejeter la croyance en dieux tout en maintenant une croyance en d’autres phénomènes surnaturels – par exemple, la réincarnation. Toutefois, ce genre d’athéisme non matérialiste n’est pas tenable, car il est incohérent de rejeter un sous-ensemble arbitraire du surnaturel. Un athée intellectuellement intègre ne peut être que matérialiste et moniste, pas dualiste. L’athée ne reconnaît a priori aucun plan dit « spirituel » qui serait distinct du plan matériel, le seul que nous connaissons.

Morale athée

Si la morale religieuse et la volonté divine constituent de mauvaises bases pour la législation, à cause de son arbitraire, il en va de même comme base de la morale personnelle. Or, si les origines de la morale humaine ne se trouvent pas dans la volonté de dieu, où donc se situent-elles ?

Évidemment, c’est dans l’évolution biologique et culturelle de l’humanité que les origines de la morale se trouvent, dans la nécessité de vivre en société. Les êtres humains sont des êtres sociaux, donc moraux. En général, tout être humain – sauf bien sûr celui atteint d’une pathologie psychologique (sociopathie, psychopathie) – est muni de ce sens moral inné. Mais ce sens peut être perverti par des croyances irrationnelles (par exemple religieuses) ou par des idéologies politiques irréalistes (par exemple utopistes).

Humanisme

L’humanisme n’est que l’athéisme matérialiste considéré du point de vue de la morale. C’est la morale humaine libérée de tout dysfonctionnement découlant de croyances surnaturelles ou utopistes.

L’humanisme n’est pas un substitut de religion, car nul besoin de remplacer la religion par autre chose. Il n’est pas une valeur ajoutée à l’athéisme matérialiste : l’athée est un être humain moral comme tout le monde.

Athéophobie

Il serait insuffisant de parler d’athéisme sans mentionner l’athéophobie, un terme qui n’est pas encore courant mais que j’utilise fréquemment pour décrire le préjugé anti-athée, un phénomène tristement très répandu mais tout à fait infondé. C’est le vieux préjugé selon lequel les athées seraient immoraux ou amoraux. On dirait que tout le monde a peur de l’athéisme, parfois les athées eux-mêmes.

L’athéophobie est courante chez les croyants religieux, évidemment, car les autorités religieuses en font souvent la promotion par intérêt.

Mais l’athéophobie est aussi tristement répandue chez les incroyants qui ont assimilé la propagande religieuse selon laquelle l’athéisme serait douteux, ou dangereux, ou pire, ce qui réconforte énormément le pouvoir religieux. On véhicule souvent une image caricaturale de l’athéisme. Il est courant de donner une définition très retreinte de l’athéisme lorsqu’il s’agit de qualités positives, mais beaucoup plus large lorsque les implications sont négatives.

La laïcité et l’athéisme : qu’ont-ils en commun ?

Or, cela nous amène à la question principale de ma présentation : quels sont au fait les rapports entre athéisme et laïcité ?

La laïcité et l’athéisme ont un socle commun : la non-reconnaissance de l’autorité divine. Pour l’individu (athée), c’est la non-reconnaissance de cette autorité en matière de morale. Pour la collectivité (l’État laïque), c’est la non-reconnaissance de cette autorité en matière de législation et dans le fonctionnement des institutions de cet État. (On ne peut dire le « rejet » de cette autorité, car on ne peut rejeter ce qui n’existe pas, ou plus précisément, qui est complètement inconnu et inconnaissable, tel qu’expliqué plus haut.)

Ainsi, l’intersection entre la laïcité et l’athéisme, c’est l’indépendance de la morale et de l’éthique par rapport aux religions.

Citation de Barack Obama

Comment l’État laïque peut-il écarter la morale religieuse, sans pour autant compromettre sa neutralité face aux citoyens et citoyennes. Citons à ce sujet Barack Obama (sénateur à l’époque) :

Democracy demands that the religiously motivated translate their concerns into universal, rather than religion-specific, values. It requires that their proposals be subject to argument, and amenable to reason. I may be opposed to abortion for religious reasons, but if I seek to pass a law banning the practice, I cannot simply point to the teachings of my church or evoke God’s will. I have to explain why abortion violates some principle that is accessible to people of all faiths, including those with no faith at all.

Senateur Barack Obama, 2006-06-28

Laïcité et humanisme

Donc, dans le fonctionnement de ses institutions et dans l’élaboration de sa législation, l’État laïque exige que les participants laissent leurs croyances particulières de côté et respectent des valeurs universels, basées sur ce monde réel, auxquelles tous et toutes peuvent adhérer.

Ces valeurs sont des valeurs humanistes. L’État laïque fonctionne, comme la science, sur une méthodologie matérialiste, ce qui n’est aucunement incompatible avec son respect pour la liberté de conscience. Mais cet État n’est pas explicitement matérialiste ou athée, pas plus que le scientifique en tant qu’individu n’est obligé d’adhérer personnellement à une philosophie matérialiste afin de pratiquer sa science.

Les deux conceptions de laïcité revisitées

Revenons maintenant aux deux conceptions de la laïcité présentées tout à l’heure. Les deux prônent la neutralité face aux citoyens et citoyennes. Mais ils se distinguent l’un de l’autre par leur perception de l’incroyance.

La première est symétrique. Elle présente la croyance et l’incroyance sur un pied d’égalité. La seconde est asymétrique. Elle reconnaît que l’incroyance, l’athéisme, n’est pas une option spirituelle comme les croyances. Les deux prônent la neutralité de l’État face aux citoyens et citoyennes, peu importe leur croyance ou incroyance, mais la première étend cette neutralité aux convictions elles-mêmes. La première est plus courante, je crois, tandis que la seconde est plus alignée avec les principes prônés par notre association LPA.

J’opte pour l’asymétrique

Vous aurez compris que j’opte pour la seconde conception, car la neutralité entre croyance et incroyance me paraît intenable, un défaut majeur, car incompatible avec la non reconnaissance de toute autorité dite divine. La première conception, la symétrique, se contredit d’elle-même.

Est-ce qu’on peut dire au moins que l’incroyance en général et l’athéisme en particulier constituent des « options spirituelles » comme les autres ? À mon avis, non, pas du tout. D’abord l’athéisme n’est pas un choix, mais plutôt une certitude scientifique – pas une certitude absolue basée sur la foi, mais une certitude hors de tout doute raisonnable, comme sont les conclusions de la science. Deuxièmement, l’athéisme ne reconnaît pas le plan « spirituel » au sens religieux ; il ne le reconnaîtrait que si l’existence de ce plan découlait d’une observation rigoureuse de notre monde.

L’État laïque est-il antireligieux ?

Aristide Briand, en 1905, a dit, « L’État n’est pas antireligieux. Il est areligieux. » (cité dans La Raison, numéro 570, p. 20) Certes ! Mais pourquoi l’État doit-elle être areligieux ? C’est parce que l’arbitraire de la morale religieuse rend les religions dangereuses et incompétentes au pouvoir. Il y a donc nécessairement une critique antireligieuse qui motive la démarche. Sinon, pourquoi serait-il nécessaire d’écarter la religions des institutions de l’État ? Cette critique nécessaire, elle est plus manifeste dans la conception asymétrique de la laïcité.

Résumons

L’athéisme et la laïcité ont en commun la non-reconnaissance de toute autorité dite « divine ». La laïcité a besoin de la saine critique antireligieuse qui est le patrimoine intellectuel de l’athéisme matérialiste. Sinon, la laïcité risque de se détériorer en une fausse laïcité comme celle dite « ouverte ». Cela ne veut pas dire que c’est l’État laïque qui ferait cette critique, mais l’État doit écarter la morale religieuse, surnaturelle comme base de sa législation.

À mon avis, pour prôner la laïcité efficacement, il est absolument nécessaire de dénoncer le préjugé anti-athée, que j’appelle athéophobie. Les grands chefs religieux véhiculent fréquemment l’idée que la laïcité serait une menace pour la morale et pour la santé morale et « spirituelle » de la société. Ils ne se gênent pas pour faire l’amalgame d’abord entre laïcité et athéisme, et ensuite entre athéisme et dégradation morale. Pour le premier, ils n’ont pas complètement tort. Mais pour le second, celui qui associe l’athéisme avec l’immoralité ou l’amoralité, ils ne font que véhiculer un vieux préjugé ignoble comme le racisme.

Références