En tant que Secrétaire général de la Fédération française de la Libre Pensée et un des six porte-paroles de l’Association Internationale de la Libre Pensée, je dois vous dire que je suis profondément heureux et fier de pouvoir être ici aujourd’hui et de vous parler.

La France a eu un rôle particulier dans votre pays, nous parlons ici d’histoire. Aujourd’hui, nous sommes là pour parler de l’avenir. Ce n’est pas la même chose. Dans mon pays, il y a un dicton : « les conseilleurs ne sont pas les payeurs ».

Je ne suis pas là pour conseiller, mais pour débattre avec vous. Pour essayer de partager des idées, pour échanger des points de vue, pour faire avancer notre cause commune : la liberté humaine.

Il n’y a aucune posture néocolonialiste dans la démarche des libres penseurs français et d’autres continents. Il n’y a qu’une volonté de fraternité et de rapprochement entre les partisans de l’émancipation humaine. Nous récusons toute forme d’impérialisme.

La conscience de l’Humanité

Dès que l’Humanité a eu conscience d’elle-même, elle a voulu se forger un destin. Il est indéniable que c’est la civilisation gréco-latine qui a été la matrice fondamentale de toute forme de pensée civilisatrice. Dès lors, chaque pas en avant de la pensée humaine, chaque degré d’organisation positive des sociétés n’ont fait qu’emprunter le même chemin et utiliser les mêmes outils que les générations et les peuples précédents.

C’est pourquoi les libres penseurs récusent, par avance, toute idée de hiérarchisation des civilisations, toute notion de « races », d’ethnies supérieures aux autres. Les civilisations se sont nourries d’elles-mêmes et surtout en empruntant aux autres.

Notre civilisation mère, celle de la Grèce antique, a été vaincue par Rome. Mais elle est devenue Rome au-delà de Rome. Mes ancêtres sont des Vikings, ils n’en restent quasiment aucune trace visible, mais ils ont bâti les sociétés des peuples méditerranéens et d’Europe centrale.

C’est la longue histoire de la civilisation humaine.

C’est la brillante civilisation arabo-musulmane qui a arraché le Moyen-âge chrétien des brumes de l’intolérance et du dogme dans lesquels il étouffait. C’est cette civilisation qui, en combattant les croisades et les croisés, a fait œuvre de progrès. Toute agression militaire et impérialiste n’est que ruine et désolation. C’est la réaction sur toute la ligne.

Chaque civilisation s’est appuyée sur les précédentes et sur les voisines pour se construire. L’homme ne peut durablement être l’ennemi de l’Homme. Sinon, il court à sa perte. L’Humanité est une et indivisible.

La laïcité, c’est la liberté

Issue de la civilisation gréco-latine, du monde arabo-musulman, de la Renaissance en Europe, des Lumières philosophiques et des révolutions anglaise, américaine et française, notamment ; une idée, une revendication va naître : l’homme libre dans la société libre.

C’est cette aspiration universelle, partagée et revendiquée dans tous les pays et sur tous les continents, qui va devenir la revendication centrale des peuples.

La liberté de pensée est la première de toutes les libertés, elle conditionne, elle préconditionne toute forme d’organisation humaine, de la plus petite échelle à la plus grande.

La liberté de pensée, c’est la liberté absolue de conscience. C’est la garantie que nul ne puisse être inquiété pour ses opinions, fussent-elles religieuses, et les autres, surtout si elles sont dans le domaine métaphysique. La croyance et la non-croyance deviennent des compléments d’objet. Le sujet est toujours l’Homme.

La relation directe entre le croyant et ce qu’il pense être sa divinité, doit désormais relever du domaine individuel. C’est ce que proclame fondamentalement l’Islam et ensuite la Reforme protestante. A des milliers de kilomètres de distance, à des siècles de distance ; c’est la même idée qui bouleverse les esprits.

Après l’esprit vint le temps de la lettre

Si la liberté absolue de conscience devient une affaire individuelle, alors l’État et les gouvernements ne peuvent interférer de manière négative dans cette affaire. Au contraire, la puissance publique doit garantir, par sa neutralité affichée, les libertés individuelles. Son absence de position, conduit l’État à protéger toutes les opinions. Cela s’appelle la démocratie.

La nécessaire séparation des Églises et de l’État, des religions et des États, est donc une nécessité absolue. Elle est la condition nécessaire et suffisante pour établir la relation entre l’individu et sa croyance ou sa non-croyance.

Ce fut d’abord les États-Unis d’Amérique du Nord en 1789, par le Premier Amendement appliqué en 1791 qui édifia selon la formule de Thomas Jefferson « un mur de séparation entre les Églises et l’État ». Ce fut ensuite le Mexique en 1859 qui établit constitutionnellement, de fait, la Séparation de l’Église et de l’État.

A trois reprises en France, en 1795, 1871, 1905 ; cette séparation fut décidée. Même fortement ébréchée, elle perdure depuis 1905. Elle fut aussi établie en Russie soviétique en 1918 par un décret signé par Lénine. Plus tard, ce fut Mustapha Kemal en Turquie qui l’établit en 1937.

Cette idée n’a pas cessé de faire son chemin depuis. Récemment, ce fut le Népal et la Bolivie qui décidèrent la Séparation des Églises et de l’État. C’est un mouvement irréversible que plus rien ne pourra arrêter.

Et au Liban

A ma connaissance, ces notions existent formellement dans la Constitution libanaise. Dans son préambule ajouté à la loi constitutionnelle du 21 septembre 1991, on peut lire dans son paragraphe C : « Le Liban est une République démocratique, parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques et en premier lieu la liberté d’opinion et de conscience, sur la justice sociale et l’égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens sans distinction ni préférence ».

Dans son paragraphe H, il est aussi indiqué : « La suppression du confessionnalisme politique constitue un but national essentiel pour la réalisation duquel il est nécessaire d’œuvrer suivant un plan par étapes ».

La Constitution, elle-même, est une référence explicite au Siècle des Lumières et à la Révolution française. Qu’on en juge :

« Article 7 : Tous les libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune.

Article 8 : La liberté individuelle est garantie et protégée. Nul ne peut être arrêté ou détenu que suivant les dispositions de la loi. Aucune infraction et aucune peine ne peuvent être établies que par la loi.

Article 9 : La liberté de conscience est absolue. En rendant hommage au Très-Haut, l’État respecte toutes les confessions et en garantit et protège le libre exercice à condition qu’il ne soit pas porté atteinte à l’ordre public. Il garantit également aux populations, à quelque rite qu’elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux.

Article 13 : La liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume, la liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’association, sont garanties dans les limites fixées par la loi ».

Comme dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, il y a, à la fois l’évocation d’un « être suprême » et aussi la liberté de conscience. Ce qui constitue une contradiction juridique de premier ordre.

La Libre Pensée et la laïcité

Nous nous réclamons des résolutions du Congrès de Rome de 1904, dont je vais vous donner lecture : « La laïcité intégrale de l’État est la pure et simple application de la Libre Pensée à la vie collective de la Société. Elle consiste à séparer les Églises de l’État, non pas sous la forme d’un partage d’attributions entre deux puissances traitant d’égale à égale, mais en garantissant aux opinions religieuses la même liberté qu’à toutes les opinions et en leur déniant tout droit d’intervention dans les affaires publiques.

La Libre Pensée n’étant complète que quand elle entreprend de réaliser socialement l’idéal humain, elle doit tendre à l’institution d’un régime sous lequel pas un être humain ne pourra plus être sacrifié ou même négligé par la société, et par conséquent ne sera mis ou laissé par elle, directement ou indirectement, dans l’impossibilité pratique d’exercer tous ses droits d’homme et de remplir tous ses devoirs d’homme.

La Libre Pensée est donc logiquement génératrice d’une science sociale, d’une morale sociale, d’une esthétique sociale, qui, se perfectionnant par le progrès même de la conscience publique, constitueront un régime de justice : la justice sociale n’est que la raison appliquée par l’humanité à son propre gouvernement.

En d’autres termes, la Libre Pensée est laïque, démocratique et sociale, c’est-à-dire qu’elle rejette, au nom de la dignité de la personne humaine, ce triple joug : le pouvoir abusif de l’autorité en matière religieuse, du privilège en matière politique et du Capital en matière économique. »

Pour la Libre Pensée, tous les êtres humains doivent avoir des droits et être égaux en droit. La laïcité permet cette égalité des droits et en droit, car tout le monde peut avoir une opinion, l’exprimer et la diffuser comme elle l’entend. La laïcité devient ainsi une des conditions nécessaires à la démocratie, à l’égalité, à la liberté et à la fraternité.

Un peu d’histoire pour nous aider à comprendre

Nous voudrions, pour bien nous faire comprendre, vous relater le débat qui a existé en 1905 en France sur la Séparation des Églises et de l’État. Le président de la Commission qui fait le projet de loi est Ferdinand Buisson, président de l’Association Nationale des Libres Penseurs. Le rapporteur est Aristide Briand, lui aussi éminent libre penseur. La position officielle de la Libre Pensée est décidée dans une assemblée, le 21 mars 1905, réunie au siège du Grand Orient de France. Elle invite la Chambre, « à élaborer sans retard et sans interruption, une loi de Séparation des Églises et de l’État », selon des indications précises que Ferdinand Buisson déposera à la Chambre. Ferdinand Buisson explique : « Nous nous sommes battus, nous nous battons pour savoir qui de l’Église ou de la Révolution, en ce moment aura le dernier mot en France ».

Le bulletin officiel des Libres Penseurs publie la résolution de l’Association Nationale qui stipule : « Il ne faut pas constituer un régime exceptionnel ni en faveur des Églises ni contre elles ». Cette prise de position est importante. En effet, un député du Var, Maurice Allard, dépose alors un contreprojet de loi qu’il résume lui-même ainsi : « je ne vous cache pas que mon contre-projet tend à déchristianiser le pays ».

Le fond de la question est simple ; il se résume en un choix : République laïque ou République athée ? La République laïque, c’est le respect des consciences. La République athée, c’est par définition la persécution. Au cours de la discussion de l’article 25, Maurice Allard dépose un amendement pour interdire les processions religieuses, contre l’avis de l’Association Nationale des Libres Penseurs qui a adopté la résolution suivante : « La sous-commission s’étant partagée, la question a été tranchée par la commission exécutive dans le sens de la suppression prohibitive des processions contenue dans l’article 25 du projet c’est-à-dire pour le maintien du droit actuel ».

Aristide Briand répond à Maurice Allard en ces termes : « S’il fallait donner un nom au projet de Maurice Allard, je crois qu’on pourrait justement l’appeler un projet de suppression des Églises par l’État. Une loi n’a jamais pu, heureusement, réussir à réduire, ni les individus, ni les groupements d’individus, encore moins leur pensée à l’impuissance. Une telle loi que se proposerait un tel but ne pourrait être qu’une loi de persécution et de tyrannie. Maurice Allard, dans sa hâte d’en finir avec la religion, se tourne vers l’État et l’appelle au secours de la Libre Pensée ; il lui demande de mettre l’Église dans l’impossibilité de se défendre ; il le somme de commettre au service de la Libre Pensée, la même faute qu’il a commise au service de l’Église et que nous n’avons jamais cessé, nous, Libres Penseurs, de lui reprocher. Ce n’est pas la conception de la Libre Pensée. Nous considérons qu’une saine conception du régime nouveau exclut toute possibilité d’inscrire, soit au budget de l’État, soit au budget du département ou de la commune, l’obligation pour les citoyens de participer sous la forme de l’impôt, à l’entretien du culte. Pour nous, républicains, la séparation c’est la disparition de la religion officielle, c’est la République rendue au sentiment de sa dignité et au respect de ses principes fondamentaux. Ils lui commandent de reprendre sa liberté, mais ils n’exigent pas que ce soit par un geste de persécution. Ce que veulent les Libres Penseurs, c’est que vous arrachiez à l’Église, le bouclier officiel derrière lequel elle peut s’abriter contre les efforts de la Pensée Libre ; ce qu’ils ont seulement le droit d’exiger, c’est que l’État les mette face à face avec l’Église pour lutter à armes égales pour pouvoir opposer enfin en combat loyal, la force de la Raison aux brutalités du dogme. Je termine, si vous voulez que la Raison Libre ait un abri, construisez-le lui ; mais n’essayez pas de la faire coucher dans le lit de l’Église. Il n’a pas été fait pour elle ».

Un débat ancien, mais combien actuel

Si ce débat a une date, celle-ci n’est point périmée. La Libre Pensée ne revendique aucun privilège pour elle-même, mais réclame tous les droits pour l’Humanité. Nous ne voulons pas d’État théocratique, ni d’État athée. L’État doit s’arrêter où commence la conscience.

La laïcité que nous voulons n’est point pro-religieuse, ni anti-religieuse. Elle est a-religieuse. La foi et la laïcité n’agissent pas dans le même champ juridique et individuel. La laïcité permet toutes les expressions. Elle est la liberté qui permet toutes les libertés.

Elle est la condition de la réussite de la possibilité de vivre ensemble, tous ensembles, sans se faire une guerre permanente.

La force des arguments remplacera alors l’argument de la force.

Je vous remercie de m’avoir écouté. Je suis, bien entendu, à votre disposition pour un échange d’idées ou plus de précisions.